L’arrêt du 25 novembre 2020 de la Chambre criminelle de la Cour de cassation constitue sans conteste l’un des plus importants revirements de jurisprudence de l’an passé. Pour la première fois, la Chambre Criminelle de la Cour de cassation, réunie en formation solennelle, a jugé qu’une société absorbante peut être condamnée pénalement à raison d’infractions commises par la société absorbée.
Les faits de l’espèce étaient assez simples. Un incendie ayant détruit l’entrepôt d’une société de stockage d’archives, celle-ci s’est retrouvée visée par une plainte pour incendie involontaire déposée par plusieurs de ses clients. Après près de 15 ans d’instruction, et à quelques semaines de l’audience correctionnelle, les conseils de la société de stockage ont indiqué que celle-ci ayant été absorbée par une autre entreprise, l’action publique était éteinte. Certaines parties civiles ont alors cité à comparaître la société absorbante arguant que la fusion-absorption était frauduleuse. Suspicieux, le tribunal correctionnel d’Amiens a ordonné un supplément d’information pour déterminer les modalités et motivations de ladite fusion-absorption. La Cour d’appel d’Amiens a confirmé le supplément d’information en indiquant qu’il convenait de déterminer si la fusion-absorption était frauduleuse, auquel cas la responsabilité pénale de la société absorbante pouvait être retenue. Un pourvoi contre cet arrêt a été formé par la société absorbante et a conduit à l’arrêt du 25 novembre 2020.
La Chambre criminelle aurait pu statuer dans la limite du pourvoi et consacrer la fraude comme seule exception au principe de personnalité des délits et des peines en matière de fusion-absorption. Elle va pourtant tirer prétexte de cette espèce pour revisiter entièrement sa jurisprudence en la matière et la mettre en conformité avec les décisions tant de la Cour de Justice de l’Union Européenne que de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Son arrêt du 25 novembre 2020 est novateur en ce qu’il consacre, pour l’avenir, un transfert de responsabilité pénale entre deux personnes distinctes (I). Il prévoit également, pour les fusions absorptions frauduleuses et déjà consommées, une responsabilité pénale plus large et plus sévère de la société absorbante (II).
1. La consécration du transfert de responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante
Jusqu’à son arrêt du 25 novembre 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirmait que le principe de personnalité des délits et peines interdisait la transmission d’un passif pénal lors d’une opération de fusion-absorption. En effet, aux termes de l’article 121-1 du code pénal, nul n’est responsable pénalement que de son propre fait et la Cour de cassation en déduisait, comme pour les personnes physiques, que la disparition de la personne morale absorbée devait entraîner l’extinction des poursuites pénales (voir notamment Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742 ; Cass. crim., 25 octobre 2016, n°16-80.366 ou encore Cass. crim.,7 janvier 2020, n°18-86.29).
Ce stratagème pouvait donc permettre à certaines sociétés d’échapper à leur responsabilité pénale en se faisant absorber et éviter de surcroit d’indemniser les victimes de leurs infractions, l’action civile étant l’accessoire d’une action publique éteinte (pour un exemple, voir Cass. crim., 23 avril 2013, n°12-83.244) .
Cette « approche anthropomorphique » (pour reprendre les termes de la Chambre criminelle) de la fusion-absorption à l’aune de l’article 121-1 du code pénal avait déjà été condamnée en 2009 par le Conseil d’État s’agissant des pénalités fiscales, assimilées à des sanctions de nature pénale.
La Cour de Justice de l’Union Européenne a elle aussi jugé, le 5 mars 2015, sur le fondement de ladirective 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative aux fusions de sociétés anonymes (codifiée à droit constant par la directive (UE) 2017/1132 du 14 juin 2017), que les opérations de fusion-absorption entraînent la transmission, à la société absorbante, de la responsabilité contraventionnelle de la société absorbée et ce, notamment afin de protéger les tiers dont les intérêts ne doivent pas être lésés par la dissolution de la société absorbée (CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA contre Autoridade para as Condições de Trabalho).
Plus récemment, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a également fait évoluer sa jurisprudence en affirmant que le prononcé d’une amende civile à l’encontre d’une société absorbante, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise absorbée, ne porte pas atteinte au principe de la personnalité des peines (CEDH, 1er octobre 2019, n° 37858/14, Carrefour France c/ France)
A la lumière de ces décisions européenne et communautaire, expressément visées par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, celle-ci a en conclu qu’« en l’état actuel du droit interne, l’interprétation de l’article 121-1 du code pénal autorisant le transfert de responsabilité pénale entre la société absorbée et la société absorbante est la seule voie permettant de sanctionner pécuniairement la société absorbante pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée.
Il se déduit de ce qui précède qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive précitée, la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération ».
Cette motivation fixe plusieurs limites au transfert de responsabilité pénale en cause ici :
Il reste que pour les fusions-absorptions déjà consommées, la Chambre criminelle réserve le cas de la fraude pour permettre une transmission de responsabilité pénale de l’absorbée à l’absorbante, plus large tant au niveau des sociétés concernées que des peines encourues.
2.L’affirmation de la responsabilité pénale de la société absorbante en cas de fraude à la loi
La Chambre commerciale de la Cour de cassation avait déjà précisé que la preuve de la volonté d’éluder les poursuites pénales par le recours à une opération d’absorption ou de scission permettait d’engager la responsabilité pénale de toutes les sociétés ayant pris part à ladite opération en connaissance de cause, soit en qualité de coauteur, de complice ou de receleur (Cass. com., 15 juin 1999 n°97-16.439).
Pour autant, la Chambre criminelle n’avait pas encore eu l’occasion de se prononcer clairement sur l’incidence d’une fraude à la loi commise à l’occasion d’une opération de fusion-absorption.
Aux termes de son arrêt du 25 novembre 2020, elle juge qu’une telle fraude permet le prononcé de toute sanction pénale encourue à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale. Ainsi, l’absorbante s’expose donc aux peines de l’article 131-39 du code pénal et notamment à la seule peine de mort qui existe en droit français : la dissolution.
On peut regretter que la Cour de cassation n’ait pas défini ce qu’elle entendait en visant la fraude. Il reste qu’il s’agira pour les juges du fond de rechercher les indices de cette fraude et de déterminer notamment si l’opération de fusion-absorption obéit à des considérations économiques et sociales autonomes, indépendantes de toute volonté de faire échec à l’action publique.
Il est à noter que sont ici concernées toutes les personnes morales et non plus seulement les sociétés par actions car la Chambre criminelle a précisé qu’« il doit être considéré que l’existence d’une fraude à la loi permet au juge de prononcer une sanction pénale à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale. Cette possibilité est indépendante de la mise en œuvre de la directive du 9 octobre 1978 ».
Enfin, la Cour de cassation estime qu’il ne s’agit pas ici d’un revirement de jurisprudence imprévisible et que sa doctrine relative à la fraude est applicable aux fusions-absorptions déjà consommées.
3. Quelles conclusions tirer de cet arrêt du 25 novembre 2020 ?
Tout d’abord que la Cour de cassation a défini des règles morcelées et complexes s’agissant de la responsabilité pénale transmise par l’absorbée à l’absorbante. En effet, selon la date de la fusion-absorption et la forme des sociétés en cause, les conditions et les conséquences de cette transmission varient. Il conviendra donc de guetter les arrêts à venir qui, espérons-le, unifieront l’approche de la Cour sur ces questions.
Ensuite que le « passif pénal » qu’une société absorbante est désormais susceptible de capter au cours d’une opération de fusion peut emporter des conséquences extrêmement lourdes sur la poursuite de ses activités. On doit notamment rappeler que la condamnation définitive d’une personne morale du chef de certaines infractions, parmi lesquelles l’escroquerie, l’abus de confiance, le blanchiment ou encore la corruption, a pour conséquence de l’exclure des procédures de passation des marchés publics [1].
L’intervention d’avocats pénalistes devient donc nécessaire afin d’identifier et d’évaluer en amont les risques pénaux qui pourraient infecter les sociétés cibles afin d’éviter la contamination pénale de l’entreprise absorbante. Cette nouvelle dimension des audits pré-acquisitions devient d’autant plus prégnante que ces dernières années ont été marquées par une pénalisation à tout crin du droit des affaires si bien que le risque pénal se situe bien souvent là où on ne l’attend pas.
Enfin, si la société cible est sous le coup de poursuites pénales, la société qui souhaite l’absorber doit être en mesure de connaître exactement la nature des infractions qui peuvent lui être reprochées ainsi que le montant des amendes et des confiscations qui peuvent être prononcées. Cela lui permettra d’intégrer ces variables dans le prix d’acquisition et de prévoir les garanties idoines. Là encore, ce travail d’analyse nécessite d’avoir recours à des avocats pénalistes à même de qualifier les faits et de quantifier les risques encourus.
En bref, avant de conclure une opération de fusion-absorption, il convient désormais d’appliquer les principes suivants, désormais si familiers, pour éviter un cluster de responsabilité pénale au niveau de la société absorbante :
[1] Article L. 2141-1 du code de la commande publique